Joseph Haydn termine généralement en beauté chaque genre musical abordé (symphonie Londres n° 104, trio n° 42 (HobXV.30), quatuor à cordes opus 77 n°2 etc...Le corpus des sonates ne fait pas exception et s'achève en apothéose avec la
sonate n° 62 en mi bémol majeur (HobXVI.52) de 1795. A l'audition de cette oeuvre grandiose, on mesure le chemin parcouru en près de quarante ans à partir des petites (mais déjà parfaites) sonates composées avant 1760.
Nous avons souligné que la sonate n° 60 avait été écrite pour un nouveau pianoforte possédant un clavier plus étendu. Il en est de même pour la sonate n° 62 qui exige de l'exécutante,
Theresa Jansen-Bartolozzi, dédicataire de l'oeuvre (1), de solides qualités techniques; on y trouve en effet des tierces parallèles, des notes staccato (2), des accords massifs, des quadruples croches périlleuses témoignant de l'influence de Muzio Clementi. Toutefois il n'y a jamais de virtuosité gratuite, la technique est toujours au service respectueux de l'expression du sentiment.
Le premier mouvement,
Allegro, débute avec un premier thème tout en
accords massifs. La suite comporte un motif (mesures 6 à 16) qui jouera dans le développement un rôle de premier plan. La dominante une fois atteinte, le premier thème reparaît pour laisser la place à un second thème en notes piquées dans l'aigu du piano suivi immédiatement par un épisode en si bémol mineur qui évoque irrésistiblement
Beethoven. Le premier thème reparaît pour mourir dans le grave du piano et survient brutalement un
martèlement frénétique aux basses ainsi que de violents accords dans l'aigu d'effet très spectaculaire. Le développement reprend pratiquement tous les éléments de l'exposition: d'abord le second thème, puis le motif issu du premier thème qui fera l'objet d'un long épisode très intense avec, à la basse, d'incroyables intervalles et des modulations incéssantes. Alors qu'on s'attend à la rentrée, le second thème reparait en mi majeur et laisse encore la place au motif issu du thème principal qui donne lieu à des chromatismes très audacieux. La réexposition est en gros semblable à l'exposition mais quand le premier thème vient mourir dans le grave, cet épisode est encore plus long, il aboutit à un
si double bémol et le temps semble s'arrêter....alors surviennent un grondement des basses et des accords massifs qui terminent ce grandiose Allegro.
L'
Andante conespressione de la sonate en ut n° 58, l'
Adagio en ré bémol de la sonate n°31 et l'
Adagio de la présente sonate forment un trio admirable. Ce dernier mouvement lent figure parmi les premières oeuvres de Haydn qu'il m'a été donné d'entendre. Connaissant très mal ce compositeur à l'époque, je crus que ce morceau avait été composé par un romantique et j'osai avancer le nom de
Liszt, musicien que je connaissais très mal également!
Ce
sublime Adagio est en mi majeur, tonalité très éloignée du mi bémol initial et comporte trois parties.La première est encadrée par de doubles barres de reprises. Le thème est exposé en valeurs longues (la noire), donnant à ce mouvement une impression d'
immobilité typique du dernier Haydn (et également du dernier Schubert, cf adagio du quintette pour deux violoncelles et ultime sonate en si bémol D960 qui, incidemment, à des affinités avec la présente sonate de Haydn). La seconde partie débute en mi mineur et est directement issue du thème initial; plus animée, elle est surtout remarquable par d'incroyables
audaces harmoniques (3). La troisième partie reprend pour l'essentiel la thématique de la première en la variant notablement. Il faudrait faire une étude de l'ornementation chez Haydn qui atteint ici des sommets de subtilité et de complexité.
Le finale
Presto est une structure sonate. Le thème en notes piquées répétées est soutenu par un accompagnement legato dans la partition que j'aie sous les yeux. John McCabe joue cet accompagnement
staccato et donne à ce début l'allure d'un
brutal piétinement, assez proche du finale de la sonate n° 47 en si mineur. J'aime bien cette interprétation qui me semble plus proche de l'esprit de nombreux finales de cette époque (6ème quatuor en mi bémol majeur opus 76 par exemple). Le développement est basé essentiellement sur le thème unique du morceau et son piétinement frénétique, il est interrompu par un passage entièrement en arpèges de doubles croches très virtuoses, une véritable fantaisie
alla Carl Phillip Emmanuel Bach qui, temporairement rompt le rythme du début, ce dernier reprend de plus belle à la fin du développement et pendant la réexposition et c'est de la manière la plus brillante que s'achève cette sonate.
Des trois sonates Londonniennes, n° 60, 61 et 62, on ne sait laquelle fut composée en premier et laquelle est la dernière. La numérotation adoptée actuellement n'est pas basée sur une chronologie établie mais est logique. Tandis que les sonates n° 60 et 61 se terminent par des questions sans réponses (60ème), ou par une course à l'abîme (61ème), le finale de la n° 62 a véritablement un
caractère conclusif et termine glorieusement le splendide corpus des sonates pour clavier.
(1) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.
(2)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Staccato(3) D'aucuns ont avançé le "
Gnomus" Tableau n°2 des Tableaux d'une Exposition de
Moussorgsky