En musique le mouvement "Sturm und Drang" se traduit par de nouveaux contrastes dramatiques alimentés par l'usage de tonalités éloignées, de grands intervalles de timbre et de niveau sonore, par l'emploi du contrepoint dans une recherche d'intensité expressive accrue. Les symphonies et les quatuors composés par Joseph Haydn entre 1769 et 1773 fournissent d'admirables exemples de cet état d'esprit.
La sonate n° 31 en la bémol majeur (HobXVI.46) (1768-70), la sonate n° 32 en sol mineur (HobXVI.44) (1771-3), et la sonate n° 33 en ut mineur (HobXVI.20) (1771) sont trois exemples de sonates imprégnées d'esprit "Sturm und Drang". Alors que les sonates composées à cette époque restèrent pour la plupart dans les cartons de Haydn, la sonate en ut mineur fut incorporée dans une série de six (n° 48 à 52) publiées par Artaria en 1780, ce qui suggère que Haydn en était particulièrement fier. Effectivement la sonate en ut mineur est une oeuvre phare qui éclaire la production contemporaine. Il faudra attendre l'année 1789 pour que Haydn avec sa grande sonate n° 58 en ut majeur (HobXVI.48) écrive une sonate de taille et d'ambition comparables.
Le premier mouvement, Moderato, débute avec un thème qui, une fois répété à l'octave inférieur, ne reparait plus dans l'exposition. La suite est constituée de motifs assez courts, sans liens apparents les uns avec les autres, qui donne une impression d'improvisation ou de récitatif. Ce n'est qu'à la fin de l'exposition qu'apparait le second thème en mi bémol, bien typé lui, avec un accompagnement caractéristique en sextolets de doubles croches. Le développement débute avec le premier thème qui passant à la main gauche devient encore plus dramatique mais c'est surtout le second thème qui va faire les frais du développement avec de magnifiques modulations très pathétiques. La réexposition est semblable à l'exposition mis à part la transposition du discours musical en ut mineur. Le premier thème, à la main gauche, donne cependant lieu à une extension magnifique par ses chromatismes à la main droite, climax du mouvement entier. Dans tout le mouvement on remarque la profusion de nuances allant du pianissimo au fortissimo avec parfois dans une même mesure trois alternances successives de piano, forte (p f p f p f). On retrouvera ce trait dans le 15ème quatuor en sol majeur KV 387 (1783) de Mozart avec dans le premier mouvement et surtout le menuetto, la même alternance de nuances (une succession de 19 piano et forte alternés sur chaque temps!).
Le deuxième mouvement Andante conmoto, "oeil du cyclone des mouvements extrêmes selon Charles Rosen"(cité par John McCabe (1)) se déroule dans un calme apparent. Le magnifique contrepoint à deux voix de ce morceau rappelle le non moins magnifique Adagio de la sonate n° 31 en la bémol. Ce calme ne dure pas longtemps car très rapidement, la main droite adopte un rythme syncopé qui, se maintenant pendant la plus grande partie du morceau, apporte une note d'instabilité.
Le troisième mouvement Allegro, par ses dimensions, équilibre harmonieusement le vaste premier mouvement. Il constitue, à mon avis, le sommet émotionnel de l'oeuvre. Le thème est énoncé deux fois, la deuxième fois à l'octave inférieur. Après un développement tumultueux, la rentrée nous réserve une surprise: le thème initial, énoncé une fois seulement, donne lieu à un deuxième développement plus vaste encore que le premier avec d'extraordinaires croisements de main extrêmement pathétiques après quoi le deuxième énoncé du thème principal signe la réexposition très écourtée (2).
Cette sonate fut une révélation pour moi quand je l'entendis pour la première fois. Il est possible que Mozart l'ait connue car on en trouve dans son oeuvre viennoise de nombreux échos. Dans la fantaisie en ut mineur KV 475, j'entends un passage du développement du premier mouvement de la présente sonate. Le premier mouvement de la symphonie en sol mineur KV 550 s'inspire du troisième mouvement de la sonate avec un deuxième développement aux accents très proches de la partie correspondante de la sonate.
(1) John McCabe, Haydn, The Piano Sonatas, Decca, 1975.
(2) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.