Sitôt l'opéra seria Armida achevé en 1784, Joseph Haydn renonce à écrire des opéras pour son patron, Nicolas le Magnifique, pour se consacrer à la musique instrumentale. Les trois sonates pour pianoforte n° 54 en sol, n°55 en si bémol et n°57 en ré figurent peut-être parmi les premières oeuvres composées après Armida. Elles seront publiées chez Bossler à Spire en 1784. Ces sonates sont coulées dans le même moule: elles comportent deux mouvements seulement avec un second mouvement toujours plus rapide que le premier (1). Elles sont remarquables par leur nouveauté au plan formel. Haydn y effectue en effet des expérimentations de nouvelles structures, par exemple des hybrides de Rondo et de thème avec variations extrêmement inventifs. Mozart a probablement connu ces trois sonates et semble s'en être inspiré à deux reprises au moins comme nous le verrons plus loin.
Le premier mouvement de la sonate n° 54 en sol majeur (HobXVI.40), Allegretto innocente, présente la structure de la double variation, avec alternance de variations majeures et mineures, une forme que Haydn affectionne particulièrement. Cette structure sera utilisée dans deux immortels chefs-d'oeuvre: les premiers mouvements du quatuor à cordes opus 55, n°2 en fa mineur (Razor quartett) de 1788 et du trio pour piano, violon et violoncelle n°26 en ut mineur (HobXV.13) de 1789.
Le thème de la sonate en sol est remarquable par son caractère pastoral, sa beauté mélodique et son charme exquis. La première "variation" est en sol mineur, elle peut être aussi considérée comme un intermède de Rondo car le thème de départ y est à peine reconnaissable. La seconde variation en sol majeur suit les contours du thème de départ mais la basse dessine un accompagnement en doubles croches qui évoque un violoncelle. Le troisième épisode en sol mineur reproduit l'intermède de Rondo mais en intensifiant remarquablement son potentiel expressif. Enfin la quatrième variation est une délicate broderie sur le thème initial qui, revenant à la fin dans son état initial, termine le mouvement dans un raccourci impressionnant.
Le finale, Presto, comporte trois parties. La première partie, divisée en deux sous-sections encadrées par des barres de mesure, débute par un thème déluré et se termine par deux accords fortissimmo au caractère franchement humoristique. La seconde partie en mi mineur, sans barres de reprises, offre un saisissant contraste avec ce qui précède; il s'agit d'un superbe intermède plein de passion et de feu aux accents quasi romantiques. Une ingénieuse transition enchaine l'intermède mineur à la troisième partie qui est une sorte de variation très libre de la première partie. Tout caractère humoristique a désormais disparu et la sonate se termine brillamment avec une avalanche de vétilleuses doubles et parfois triples croches.
Cette sonate, la plus "facile" des trois est aussi la plus contrastée et la plus séduisante.
(1) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.