Le Trio n° 45 en mi bémol majeur (HobXV.29) est le dernier de la série dédiée à la pianiste Thérèse Jansen-Bartolozzi. Par sa liberté et sa fantaisie, il présente beaucoup de caractéristiques des dernières oeuvres de musique de chambre de Joseph Haydn, notamment les quatuors opus 76.
Le premier mouvement, poco allegretto à 2/4, échappe à toute classification. Sa structure ne correspond à aucune forme connue. Après un accord arpégé de mi bémol majeur, le thème consiste en deux quintes suivies d'une formule mélodique aux rythmes pointés chantée par le violon et la main droite du pianiste à l'unissson. Dans la suite on assiste à divers jeux contrapuntiques (imitations, canons...) basées essentiellement sur les deux parties du thème. Un très court intermède mineur consiste en une admirable mélodie du violon accompagné sobrement par le piano, ce passage me fait penser au magnifique choeur des âmes dolentes "Infelici ombre dolenti..." au quatrième acte d'Orfeo ed Euridice, composé à Londres en 1791. La reprise consiste en une grande variation sur la première partie suivie par une vaste coda, véritable fantaisie aux accents quasi Schumanniens. Tout se termine par un nouvel énoncé cette fois brillamment affirmé du thème initial. Ce morceau baigne dans une ambience en demi teintes quasiment vespérale. Il mériterait d'être aussi connu que le quatuor "Les Quintes" opus 76 n°2.
C'est à mon avis un climat d'une tristesse poignante qui règne dans le très court Andantino ed innocentemente en si majeur (1), véritable nocturne avant la lettre, qui comme le premier mouvement est entièrement durchcomponiert. L'extrême concision qui règne dans la 61ème sonate en ré majeur pour piano contemporaine se retrouve encore ici.
Le Finale "in the german style", Presto Assai 3/4, évolue sous un ciel sans nuages. Ce finale doit son nom à son rythme de valse allemande particulièrement entraînant qui lui donne une allure de divertissement. C'est pourtant une solide structure sonate rigoureusement construite à partir d'un thème unique. On a de plus affaire à un des mouvements les plus brillants et virtuoses parmi tous ceux des trios pour piano, violon et violoncelle. La fin de l'exposition est remarquable par l'introduction d'un contre sujet de six noires qui va jouer un rôle majeur dans le développement en se mesurant avec le thème principal lors d'un affrontement magnifique de puissance. Si j'avais écouté ce morceau, plusieurs années auparavant, à l'aveugle, et qu'on m'aurait demandé le nom de l'auteur, j'aurais répondu sans hésiter: Ludwig van Beethoven!
En tout état de cause, ce magnifique finale termine en beauté la série de trois trios dédiés à Thérèse Jansen-Bartolozzi. Selon HC Robbins Landon, ces trios seraient les derniers composés parmi ceux que nous avons déjà examinés; ils auraient même pu être achevés lors du retour à Vienne en septembre 1795.
(1) Un adagio en si majeur suivant un premier mouvement en mi bémol majeur se retrouvera dans le concerto pour piano n°5 de Beethoven (2)
(2) Cité dans Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.