Quand Joseph Haydn nait en 1732, le style baroque atteint son apogée. Haendel avait composé Jules César en 1723, Nicola Porpora venait de créer à Venise un de ses chefs-d’oeuvre, Semiramide riconosciuta en 1729, cette même ville venait aussi d’accueillir en 1727 le Farnace d’Antonio Vivaldi. Leonardo Vinci avait triomphé à Naples en 1730 avec son magnifique Artaserse. Si Haydn ne fut probablement pas bercé pendant son enfance quasi misérable avec l’opéra seria, il est évident que durant son service à la Essential-Musikkappelle de la cathédrale Saint Etienne, il fut gavé de musique religieuse baroque de musiciens tels que les deux Georg Reutter, l’Ancien (1656-1738) et le Jeune (1708-1772), Johann Joseph Fux (1660-1740), Giuseppe Bonno (1711-1788) (1)…Selon la légende, le jeune Haydn agé de 9 ans chanta aux obsèques de Vivaldi en 1741. Dans les années 1750, Haydn devint le serviteur de Nicola Porpora (1686-1768) et reçut de ce dernier de substantiels enseignements. C’est Porpora qui m’a appris à composer pour la voix raconte Haydn dans ses mémoires. Tout ceci pour démontrer que le style baroque est l’élément natural du jeune Haydn. D’ailleurs ses oeuvres de “jeunesse” en portent la trace, notamment les symphonies antérieures à l’entrée de Haydn au service des Eszterhàzy (1761). L’exemple le plus flagrant se trouve peut-être dans la symphonie n° 15 en ré majeur dont le deuxième mouvement allegro ressemble à s’y méprendre à Vivaldi voire à Corelli. Cette allure baroque se retrouve également dans maints mouvements lents des symphonies de cette époque, écrits généralement pour le quintette à cordes et éventuellement le continuo (symphonies n° 1, 2, 6, 14, 16, 36 et 40). Dans l'adagio (admirables début et fin du mouvement) de la symphonie n° 6 Le Matin, l'auditeur non prévenu pourrait se sentir revenu au temps des baroques italiens du début du 18 ème siècle. Des fugues, forme typique du style baroque, parcourent les derniers mouvements de quelques symphonies (n° 3 en sol, 14 en la et 40 en fa) et de nombreux trios pour baryton, alto et violoncelle. Il ne s’agit pas de fugues régulières obéissant aux canons requis dans cette forme musicale mais plutôt de fugatos assez libres, tout cela pour dire que le contrepoint est chez le jeune Haydn une langue naturelle qu’il utilise sans effort et au gré des besoins. Il en fera plus tard en 1772 un usage important dans un projet autrement ambitieux: la série des splendides quatuors opus 20 qui comporte des fugues magistrales en tant que mouvements terminaux des quatuors n° 2 en ut majeur, n° 5 en fa mineur et n° 6 en la majeur. Haydn fera aussi un usage assez systématique de la fugue dans sa musique religieuse et en particulier dans ses 15 messes. Tout le monde a en tête les fugues grandioses qui terminent chaque section importante de trois oratorios: Il Ritorno di Tobia, La Création et Les Saisons.
Au plan stylistique on remarque d’emblée que les fugues de Haydn n’ont jamais cette allure scolaire que peuvent avoir certaines fugues plutôt arides du jeune Mozart ou de Franz Schubert. Considérant chez ce dernier la messe en mi bémol majeur D 950 de 1828, la différence entre les fugues au style néobaroque plutôt banal et les autres morceaux à l’inspiration mystique vraiment sublime, est édifiante. Dans la Missa Longa en ut majeur K 262 composée en 1775 par Wolfgang Mozart, ce dernier fait étalage de sa science du contrepoint dans deux grandes fugues terminant le Gloria et le Credo mais ces dernières, assez impressionnantes en vérité, ne me touchent pas vraiment en raison d’une certaine froideur. Chez Haydn au contraire, les fugues ont presque toujours un côté vivant, dynamique, souvent jubilatoire et parfois épique. Pour s’en convaincre il suffit d’écouter la magistrale fugue, finale du quatuor n° 2 en ut majeur de l’opus 20. Cette fugue à deux sujets et deux contresujets pourrait être un simple tour de force de contrepoint, mais le génie de Haydn transfigure le morceau hérité des formes baroques en infusant à l’ensemble des voix une âme si bien que l’on écoute ce morceau divin avec délectation. Un autre exemple de fugue particulièrement réussie se trouve dans le finale de la symphonie en ré majeur n° 70 où Haydn réussit à combiner l'écriture savante avec un humour débridé. Dans la musique religieuse un exemple très significatif de l'utilisation du contrepoint à des fins expressives se trouve dans la remarquable messe en mi bémol majeur, in Honorem Beatissimae Virginis Mariae, HobXXII.4. Le Crucifixus est un fugato en ut mineur dont le sujet chromatique illustre de façon douloureuse le drame de la Passion.
Quand Joseph Haydn arrive en Angleterre en 1791, il a l’occasion d’écouter plusieurs oratorios de Georg Friedrich Haendel dont Israël en Egypte et Le Messie. Cette musique l’impressionne et notamment les choeurs qui frappent comme la foudre comme le dit si justement Mozart. Il incorporera l’esprit épique régnant dans ces choeurs dans les magnifiques ensembles choraux de ses deux derniers oratorios. Une étonnante résurgence du style baroque surgit dans le mouvement central Allegretto du trio n° 44 en mi majeur HobXV.28. Ce mouvement débute comme un mouvement lent de Jean Sébastien Bach (on pense au Concerto Italien BWV 971) puis s’éloigne progressivement de son modèle pour devenir une des pièces de la fin du 18ème siècle annonçant le plus nettement le romantisme.
(1) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 36-46.