Marc Vignal nous explique (1) que la notion de " génie original" naquit en musique au XVIIIème siècle, qui est, selon le philosophe et esthéticien J. G. Sulzer, celui qui " contribue de façon neuve et bénéfique à développer le goût d' un large public [et] ouvre de nouvelles sources de plaisir à une nation toute entière ".On appliqua alors cette notion surtout à des " révolutionnaires" que furent Carl Philipp Emanuel Bach et Haydn ,l' un et l' autre pionniers en matière de musique instrumentale, le premier en Allemagne du Nord essentiellement avec sa production pour clavier, le second, une génération plus tard, à Vienne et au niveau européen, principalement avec ses quatuors à cordes et ses symphonies. Ils sont à l' origine d' une rupture, entraînant à terme la fin de l' esthétique baroque.
Mais tout a vite évolué car vers 1820 Carl Philipp Emanuel Bach n' intéressait plus personne ou presque, alors que Beethoven s' était encore réclamé de lui: après Haydn et Mozart, Beethoven admire le Bach de Hambourg (2) Il avoue jouer avec délectation devant ses amis des oeuvres de Carl Philipp Emanuel Bach.A Breitkopf, il demande des partitions de [C. P. E. ] Bach qu'il ne reçoit pas. Et finit par réclamer: «Quant aux oeuvres de Carl Philipp Emanuel Bach,vous pouvez bien m'en faire cadeau, elles doivent pourrir chez vous ».« Pourrir » ? Sans doute Beethoven veut-il dire par là que les oeuvres de Carl Philipp Emanuel ne se vendent plus guère et que le goût en est passé.
Ainsi Carl Philipp Emanuel Bach se retrouva, quelques années seulement après sa mort, " coincé " entre son père Johann Sebastian d' une part , Haydn et Mozart d' autre part, considérés tous trois comme de bien plus grands compositeurs que lui, sa musique étant perçue moins pour sa valeur propre que comme " annonçant " Haydn. A la même époque, au nom d' un prétendu progrès, Haydn commença lui aussi à être rabaissé au rang de " précurseur" de Beethoven, alors que de son vivant on avait vu en lui un "moderne " audacieux et un expérimentateur inlassable, statut que de nos jours il a heureusement retrouvé.
Haydn réussit à concilier équilibre et dynamisme par-delà les structures irrégulières, les surprises et excentricités en tous genres parsemant ses oeuvres qui n' ont rien de standardisé ni de mécaniquement symétrique. La musique de Carl Philipp Emanuel Bach contient autant de surprises et d' irrégularités que celle de Haydn, mais elle est moins équilibrée, et les relations entre les parties et le tout s' y manifestent avec beaucoup moins d' évidence.
Loin de succomber aux italianismes et au rationalisme étroit de la cour berlinoise de Frédéric II, Carl Philipp Emanuel Bach parvint , par son obstination, avec une hauteur de vue que ne possédaient pas la plupart de ses collègues et en tirant toutes les conséquences du nouveau courant appelé plus tard " Empfindsamkeit" ("Sensibilité"), à maintenir en vie une toute autre tradition celle de l' Allemagne du Nord, qui, du fait notamment de la conquête de cette région par l' art des grands viennois à partir des années 1780, devait cependant connaître après lui, sur le plan de la création musicale , une éclipse importante et ne ressusciter vraiment que vers 1825 avec Mendelssohn, qui pourtant ira jusqu' à voir en lui "un nain apparu au milieu des géants».
Comme le reconnurent la plupart de ses contemporains,
le genre des sonates pour clavier occupe chez Carl Philipp Emanuel Bach une position centrale, ce qui sera moins le cas chez Haydn et encore moins chez Mozart. Les
sonates dites " prussiennes " et " wurtembergeoises" sont assurément les deux plus importants recueils de sonates pour clavier seul de la première moitié du XVIIIème siècle. Certains mouvements apparaissent résolument modernes, d' autres adaptent les techniques et le style de Johann Sebastian à de nouvelles finalités expressives.
Les 6 sonates dites " prussiennes" de Carl Philipp Emanuel Bach, composées entre 1740 et 1742, eurent un succès immense. Joseph Haydn , découvrant ces sonates, avoua qu' il ne quitta plus son clavier avant de les avoir toutes jouées, en disant exactement : "
Je n' ai pas quitté mon clavecin avant de les avoir jouées d' un bout à l' autre, et quiconque me connaît bien sait que je dois beaucoup à Emanuel Bach , que je l' ai compris et étudié à fond. Emanuel Bach lui-même m'en a fait une fois compliment ". Et à son ami Rochlitz , il confiera plus tard : "
Je me les jouais à tout instant pour mon propre plaisir, en particulier lorsque je me sentais accablé de soucis et découragé et , chaque fois, c' est rasséréné et de bonne humeur que je quittais mon instrument "
Marc Vignal commentant le mouvement initial de la sonate "prussienne" n°1 Wq48/1 (H. 24) de Carl Philipp Emanuel Bach, il montre que la forme sonate nettement tripartite, avec tous ses éléments constitutifs et sa poursuite de l' unité dans la diversité pourrait s' applique à une page de Haydn mais la polyphonie, les changements abrupts e climat et la diversité rythmico-mélodique de ce mouvement seront absents des toutes premières sonates de Haydn , influencées surtout part Wagenseil et de se retrouveront transformés que dans celles de sa périodes " Sturm und Drang" , aux alentours de 1770.
Le finale (allegro assai) de la sonate "prussienne" n°2 Wq48/2 (H. 25)et le premier mouvement ( un poco allegro) de la sonate " wurtembergeoise" n°4 Wq49/4 (H. 32) de 1742, oeuvres toutes deux en si bémol majeur, annoncent la sonate n° 20 Hob.XVI.18 vers 1771-1773 de Haydn , dans la même tonalité et l' Allegro initial de la sonate "wurtembergeoise" n°3 Wq49/3 (H. 33) de 1743 en mi mineur le mouvement correspondant d' une autre sonate de Haydn, celle en ré majeur n° 30 HOB.XVI.19 de 1767 : notes répétées à une main, mélodie à l' autre. Quant à la sonate "wurtembergeoise" n°2 Wq49/ (H. 31) de 1742 en la bémol majeur, Haydn s' en souvint peut-être en écrivant vers 1768 sa vaste sonate n° 31 Hob.XVI.46 , dans la même tonalité rare, d' autant que dans les deux cas, le mouvement lent est en ré bémol majeur, savamment élaboré et d' un intensité expressive encore supérieure à celle de l' Allegro qui précède.
De même, l' Adagio affettuoso e sostenuto en la bémol majeur de
la sonate n° 6 Wq.63/6 H. 75( Probestück n°18, de 1753) typique de Carl Philipp Emanuel Bach, à caractère d' arioso lyrique , est rapproché du mouvement correspondant de la sonate en la majeur n° 45 Hob.XVI.30 de Haydn de 1776.
Les " sonates avec reprises variées " Wq.50/1-6 ( H. 136 à 140) , toutes composées en 1759 sauf celle en si bémol majeur de 1758 comptent parmi les meilleures de Carl Philipp Emanuel Bach.Le principe de la reprise variée n'apparaît pas dans les mouvements lents, assez brefs mais très intenses. Haydn reprit cette démarche, mais ne l'utilisa au contraire que dans des mouvements lents, à savoir une seule fois dans ses sonates pour clavier (peu avant 1780 dans l'Adagio en ut mineur de celle en mi bémol majeur n°51 Hob. XVI.38), dans ses trios avec baryton (n°37 en sol majeur de 1767) et dans ses symphonies (n° 102 en si bémol majeur de 1794), deux fois dans ses duos pour violon et alto (Hob. VI.3 en si bémol majeur et Hob.VI.6 en ut majeur 1768 environ), et cinq fois dans ses quatuors à cordes (opus 9 n°2 en mi bémol majeur et n°4 en ré mineur de 1769-1770, opus 17 n°4 en ut mineur de 1771, opus 20 n°6 en la majeur de 1772 et opus 33 n°3 en ut majeur de 1781) : presque exclusivement, donc, dans des oeuvres de musique de chambre pour cordes seules, et surtout aux alentours de 1770.
Sans pour autant utiliser le principe lui-même, Haydn s'inspira cependant deux fois de très près des Sonaten mit veranderten Reprisen.
L'Allegro moderato constituant à lui seul la sonate H.140 (Wq.50/6) adopte la forme — plus tard chère au musicien d' Eszterhaza — de la double variation: A-B-A'-B'-A » (sections A en ut mineur et sections B en ut majeur). Haydn se souvint certainement de cette page en composant vers 1771-1773 l'Allegretto terminal de sa sonate en sol mineur n°32 (Hob. XVI.44).
Le Moderato terminal de la sonate en si bémol majeur n°20 (Hob. XVI.18) de Haydn, composée elle aussi vers 1771-1773,provient quant à lui directement du finale (Tempo di Minuetto) de H.126, dans la même tonalité. Notons également que comme H.140 en ut mineur, la sonate n°33 (Hob. XVI.20) de Haydn, dans la même tonalité et datée de 1771, contient sur des notes successives des alternances de piano (sur temps forts) et de forte (sur temps faibles). Enfin, sont rapprochés en outre par le musicologue Ulrich Leisinger les premiers mouvements respectifs des sonates en ré mineur H.138 de Carl Philipp Emanuel et en fa majeur n°44 (Hob. XVI.29) de Haydn, composée en 1774.
Dans le Sud , la musique de Carl Philipp Emanuel Bach ne fait pas l' unanimité .Le 16 février 1788, cependant, en homme avisé, Haydn demande à l' éditeur Artaria de lui envoyer " les deux dernières oeuvres pour piano de C. P. Emanuel Bach »: probablement les recueils V et VI für Kenner und Liebhaber. Et au plus tard le 29 mars 1789, il termine sa propre fantaisie — alors appelée par lui « Capriccio » — pour pianoforte en ut majeur Hob. XVII.4, aussi imprévisible dans son déroulement que celles du Bach de Hambourg mais ne nécessitant qu'un seul tempo (Presto à 3/
et réussissant le tour de force d'inscrire le style « fantaisie » dans un solide rondo-sonate. Peut-être la fantaisie H.291 (Wq.61/6), du recueil VI et dans la même tonalité, servit-elle à Haydn sinon de modèle, du moins de point de départ, mais il reste qu'en l'occurrence, comme le fait remarquer Ulrich Leisinger, « la fantaisie de Bach fait plus penser à Haydn que celle de Haydn à Bach ».
Alors que bientôt septuagénaire Carl Philipp Emanuel Bach est de toutes parts reconnu comme un maître, une vile attaque lui vient d'Angleterre. On sait que Carl Philipp Emanuel Bach et Haydn professaient une grande admiration l'un pour l'autre, ce dont témoignent donc leurs propres oeuvres. Un portrait gravé de Haydn figurait bien sûr dans la célèbre collection de l'aîné. La première exécution à Hambourg des quatuors de l'opus 33 de Haydn, en 1782,fit sensation et impressionna fortement Bach. Or un journal anglais crut bon de soulever une méchante querelle, accusant outrageusement Bach de jalousie envers son jeune confrère. A Hambourg, Cramer réplique vertement dans son Magazin der Musik, révélant la calomnie et rétablissant la vérité sur l'honnêteté et le respect mutuel des deux compositeurs, ainsi que sur leur amitié.
Pour clore l'affaire, Carl Philipp Emanuel , piqué au vif, prend la plume dans la presse, non pour se défendre, mais pour louer Haydn; et il conclut ce débat misérable avec une grande hauteur de vue: «
Mon mode de pensée et mes affaires ne m'ont jamais permis d'écrire quoi que ce soit contre qui que ce soit. D'où ma surprise à la lecture d'un article paru récemment en Angleterre dans The European Magazine et m'accusant de la façon la plus mensongère, la plus grossière et la plus outrageante pour moi d'avoir attaqué par écrit l'honnête Herr Haydn. À en croire des nouvelles reçues de Vienne, et même de membres de la chapelle Esterhazy qui sont venus me voir, j'ai toutes raisons de penser que ce digne homme, dont les travaux suscitent toujours en moi le plus grand plaisir, est autant mon ami que je suis le sien. Pour moi, chaque maître possède sa vraie valeur, et cette valeur lui est propre. Louanges et blâmes n'y pourront rien changer. C'est l'oeuvre et elle seule qui loue ou blâme le maître, et je laisse donc à chacun sa valeur. Hambourg, le 14 décembre 1785. C. Ph. E. Bach. »
Gilles Cantagrel (2) montre que c' est en effet à Carl Philipp Emanuel Bach que Haydn doit la révélation du style nouveau de l'Empfindsamkeit, ainsi qu'une tendance à l'approfondissement si sensible dans ses premiers quatuors à cordes, et à la concentration d'écriture qui lui fait notamment négliger d'en appeler à un second thème pour s'opposer au premier.
Karl Geiringer a brillamment noté combien Haydn est redevable en des points à la musique de son illustre prédécesseur qu'il admirait tant. Influencé dans sa musique pour clavier par « l'arc largement éployé de la ligne mélodique, la subtile variété des rythmes — avec une prédilection marquée pour les syncopes —, les fréquents changements de registre et l'allure imposante des cadences finales à l'unisson». Et d' ajouter: « Bach et Haydn s'apparentent étroitement par leur manière d'exploiter le motif initial, dont ils font l'un et l'autre le germe de tout le mouvement.»
Quant aux symphonies de Carl Philipp Emanuel Bach, très remarquables et typiques de l' Allemagne du Nord, elles ne se confondent ni avec celles de Haydn , ni - comme certaines de Johann Christian Bach- avec celles de jeunesse de Mozart.
Le 19 ou le 20 août 1795, de retour de Londres et se dirigeant vers Vienne, Haydn débarqua à Hambourg et alla frapper chez Carl Philipp Emanuel. « Il arriva trop tard, Bach était mort, et de la famille il ne trouva en vie qu'une fille » (Albert Christoph Dies, biographe de Haydn, 1810). Haydn ignorait-il, comme on l'a prétendu, la disparition de Carl Philipp Emanuel, survenue sept ans plus tôt? C'est peu probable. Mais la veuve, Johanna Maria, était morte à Hambourg dans la nuit du 19 au 20 juillet 1795, un mois avant l'arrivée de Haydn: d'où peut-être la confusion. La fille, Anna Carolina Philippina, remit à Haydn — à moins que ce dernier ne les ait acquis qu'en 1803 dans l'héritage de Van Swieten — des exemplaires manuscrits de deux des dernières œuvres de son père, inédites jusqu'au xxe siècle : la fantaisie en fa dièse mineur de 1787 dans sa version avec accompagnement de violon (H.536 ou Wq.80) et le quatuor avec clavier obligé en ré majeur H.538 (Wq.94) de 1788. De ces deux oeuvres ne devaient survivre, en dehors de celles provenant de l'héritage de Haydn, que très peu de copies manuscrites.
Sources :
(1) les fils Bach- Marc Vignal: les chemins de la musique- Fayard
(2) Carl Philipp Emanuel Bach - Gilles Cantagrel : mélophiles- Edtions Papillon