Des questions très intéressantes qui sont soulevées ici ...
Premièrement concernant le continuo je dirais qu'il ne faut pas sous-estimer son importance encore à la fin du 18ème siècle.
Il ne faut pas oublier que les orchestres étaient bien souvent moins grands et moins denses qu'aujourd'hui, la présence du continuo était encore un moyen de soutenir et remplir l'harmonie, que ce soit à l'église ou au spectacle.
Or si le continuo est présent c'est pour être audible, là encore il faut avoir plusieurs éléments en tête : premièrement bien des musiciens célèbres, de grands improvisateurs (dont Mozart) pouvaient diriger depuis le clavier (parfois pour les concerti par exemple : dans les manuscrits autographes des concerti pour piano de Mozart nous trouvons des indications qui demandent au piano de jouer la ligne de basse quand il n'a pas de partie solo, donc d'assurer le continuo ! C'est très clair dans la partition !), difficile d'imaginer qu'ils se contentaient du strict minimum à savoir plaquer discrètement 2-3 accords à peine audibles.
A ce titre j'aimerais souligner que si certains traités, à destination des amateurs, sont très sages dans leur description de la manière d'accompagner (prenons par exemple Corrette), d'autres sont monstrueux, et par exemple Heinichen, un compositeur allemand qui connaissait bien JS Bach, donne volontiers des exemples d'accompagnement où il préconise de doubler la basse et même d'accompagner à 8 voix avec les accords pleinement remplis, chose qu'aujourd'hui encore on entend rarement. Naturellement Heinichen est un compositeur purement baroque et contemporain de Bach, mais je dis ça juste pour dire que même dans la musique baroque interprétée par des spécialistes les musiciens sont parfois timorés dans l'accompagnement par rapport à certaines sources.
Personnellement je ne doute pas qu'un clavieriste célèbre et grand improvisateur dirigeant un orchestre depuis le clavier devait se faire plaisir et mettre en avant toutes sortes de fantaisies. Encore une fois méfions-nous des limites des traités destinés à apprendre la musique aux amateurs.
Je ne pense pas que l'art du continuo qui était le coeur de la musique baroque ait pu dégénérer et disparaître en l'espace de quelques décennies seulement (entre les années 1760 et les derniers opréas de Rameau et les années 1780 des symphonies parisiennes de Haydn il n'y a que 20 ans ...).
Deuxièmement il faut voir que les orchestres étaient historiquement davantage tournés vers la basse pendant longtemps (avec des variations selon les pays sans doute mais tout de même), ainsi il est certain qu'une certaine clarté de la basse et du continuo en découle naturellement.
Dans les 24 violons du roi de Lully il y avait autant de basses que de dessus de violon (6 chacun), avec des voix internes divisées en 3 groupes égaux (4 haute-contres, 4 tailles et 4 quintes de violon, plus tard remplacées par l'alto), ce qui montre que l'esthétique baroque accordait une immense importance à la basse, porteuse et guide de l'harmonie, ainsi qu'à l'équilibre des voix. Déjà ça donne une idée d'où on vient, pour voir où on est allé (une dilution progressive de la basse au profit des dessus, mais qui se fait par étape).
Il est possible de trouver des descriptions plus tardives d'orchestres, comme celle de Rousseau décrivant l'orchestre de Dresde en 1764, qui se compose de :
2 clavecins, 3 double-basses, 3 violoncelles, 5 bassons, 2 cors de chasse, 4 altos pour 5 hautbois, 2 flûtes, 8 premiers violons, 7 seconds violons, trompettes et timpani.
Bref, un ensemble qui me semble là encore assez lourd dans le grave !
J'ai un livre intitulé de Lully à Mozart, aristocratie, musique et musiciens à Paris, qui entre autre information relate la constitution de nombreux ensembles dans les années 1760, 70 et 80 en France au service de l'aristocratie, et très souvent ces ensembles de musiciens sont constitués de 10 à 20 personnes maximum, ce qui fait de beaux ensembles mais pas énormes non plus (c'est tout à fait comparable à ce que Haydn avait à disposition à Eisenstadt, allant de 13 à 24 musiciens), et ils jouaient la musique de leur temps : les symphonies, entre autre celles de Haydn ... quand on est ainsi en comité un peu réduit il va de soi que le continuo prend toute son importance et qu'il doit remplir le son et être audible, c'était dans l'esthétique du temps.
Je ne sais pas si vous avez parfois eu l'occasion d'aller écouter de toutes petites productions d'opéras, de projets en petit comité d'étudiants, mais lorsque ça arrive, il est salvateur d'avoir un clavecin à la direction pour soutenir la musique ! Sans ça ça ne sonne tout simplement pas ... Or tout le monde à l'époque n'était pas richissime au point d'avoir un gigantesque orchestre à disposition chez lui.
Si vous regardez l'orchestre au service du prince de Conti jusqu'en 1771 il y avait encore un luth, un clavecin et une harpe ! Rien que ça.
Il faut aussi dire qu'on faisait avec les musiciens qu'on avait à disposition, si la fille d'un telle était harpiste ou autre on s'arrangeait, la musique est fonctionnelle et adaptative, ce n'était pas l'époque du CD et des orchestres uniformisés.
Par ailleurs dans un effectif plus petit et bien naturellement les cuivres (s'il y en a, et très souvent c'est le cas : n'oublions pas que les aristocrates avaient des ensembles de chasse), notamment, vont ressortir avec force et avec brio.
Si l'on prend les orchestres de 1773 de l'académie royale de musique et du concert spirituelle cela donne :
Académie royale de musique : 22 violons, 5 altos, 9 violoncelles, 6 contrebasses, 5 hautbois, 1 clavecin, 8 bassons, 2 cors, 1 trompette, 1 timbale.
Concert spirituel : 24 violons, 4 altos, 10 violoncelles, 4 contrebasses, 2 flûtes, 3 hautbois, 2 clavecins, 4 bassons, 2 cors, 2 trompettes, 1 timbale.
Une autre source (qui parle des effectives de l'académie royale jusqu'en 1790) me donne pour l'orchestre de l'opéra de Paris : 28 violons (4 surnuméraires), 6 altos, 12 violoncelles, 4 contrebasses, 2 flûtes, 4 hautbois, 8 bassons (puis réduits à 4 après 1778), 2 clarinettes, 2 trompettes, les trombones selon les besoins (invités ou double emploi, peut aller jusqu'à 5) et naturellement 1 clavecin.
Notez la lourdeur de ces compositions d'orchestre avec parfois 8 bassons !
On sait que lors des concerts des symphonies londoniennes de Haydn à Londres elles étaient dirigées depuis le pianoforte ou le clavecin : donc le continuo était bel et bien présent.
Si on y réfléchit 2 minutes le continuo était évidemment extrêmement présent à l'opéra, c'est la base inaliénable du récitatif.
Il n'est jamais mort à l'église, l'orgue étant largement utilisé pour accompagner les chants, l'orgue a toute sa place pour accompagner les oratorios et les messes.
C'est en un sens une bizarrerie de croire que dans un tel contexte le continuo serait totalement absent de la musique orchestrale par ailleurs, dans les symphonies, divertissements et autre ... Surtout quand on sait que très souvent le chef était assis su clavecin ! Ce n'est pas encore l'époque de la baguette de direction moderne.
Quelle différence entre une ouverture d'opéra et un mouvement introductif de symphonie ?
D'autant que nous avons des traces écrites de continuo dans les concertos pour piano de Mozart, ou d'autres exemples de la présence d'un instrument à clavier dans certaines symphonies (l'une, de Haydn, est bien connue, mais il y en a d'autres : chez Wolfl par exemple, symphonie en sol mineur op 40 de 1803).
C'est une habitude qu'on a perdu car notre oreille a été modelée sur des enregistrements moins informés mais qui fait sens dans le contexte ... Je ne dis pas que c'est nécessairement systématique, si l'orchestre est très gros peut être était-ce dispensable ou peu audible, si on est sur un orchestre plus commun et plus réduit comme c'était le cas dans de nombreuses cours qui n'avaient pas le faste de la France probablement que le continuo restait très présent.
Il ne faut pas oublier que les dernières reliques de l'époque baroque, Rameau, Telemann, Mondonville, Hasse ne sont morts que dans les années 1760, 1770 voire 1780 pour Hasse qui aura connu une évolution énorme du monde musical à sa mort à 84 ans. Et si la mode change vite, certaines habitudes ont tout de même la vie dure, notamment dans l'organisation des orchestres.
Par ailleurs la musique plus ancienne n'était pas nécessairement passée de mode, en France on jouait encore les grands motets à l'église, ainsi que des opéras de Lully jusqu'à la révolution. Imaginez qu'on joue encore Armide en 1790 et 1791 à Paris en pleine révolution !
En Angleterre Handel n'a jamais été passé de mode, Haydn a pu profiter pleinement de la vénération réservée à ce compositeur lors de son voyage à Londres. La musique de Corelli est encore éditée avec grand succès dans les années 1780.
En Autriche sous l'influence de Von Swieten, Mozart arrange le Messiah et Acis et Galatée de Handel ...
Donc si des changements esthétiques certains sont apparus (par exemple chez Mozrat on adoucit l'orchestre en remplaçant des parties de cuivre par des clarinettes et des flûtes), il ne faut pas non plus considérer l'époque comme une coupure nette qui fait totalement table rase du passé.
Le continuo n'a pas disparu du jour au lendemain des salles de spectacle, c'est un processus long qui nous conduit non pas dans les années 1780-1790, mais bel et bien au 19ème siècle.
Les traités des compositeurs galants comme Quantz parlent encore du continuo, et pour le reste s'il est moins noté et évoqué qu'avant c'est sans doute car par rapport à la musique baroque l'harmonie et le contrepoint ont été largement simplifié (donc en fait les chiffrages ne sont plus vraiment nécessaires) et que cela ne nécessite pas de grands discours pour accompagner une symphonie classique ordinaire.
Je suis sûr que les effectifs précis que Haydn a connu à Londres et au service des princes Esthérazi doit être documenté précisément dans le libre de Marc Vignal mais la chose étant épaisse je n'ai pas l'information spontanément, il faudrait chercher ...
Concernant l'ornementation je pense que c'est une erreur de croire qu'on ornait moins à l'époque classique qu'à l'époque baroque.
L'improvisation massive et l'ornementation richissime sont des caractéristiques qu'on retrouve encore dans la musique romantique, mais que les musiciens, de nos jours trop formatés par le prétendu "urtext" et soucieux d'une fausse authenticité à ne jouer que ce qui est écrit, ne savent ou ne veulent plus faire.
Lorsque Adelina Patti chante pour Rossini en 1860 il lui répond qu'il ne reconnait même plus sa composition tellement c'est orné !
Le fameux prélude op 9-2 de Chopin, que tous les pianistes jouent, existe en vérité sous, si je ne dis pas de bêtise, 14 versions différentes corrigées et ornées par Chopin sur différentes partitions données à ses élèves (par exemple voici une version authentique qu'on n'entend pourtant plus jamais aujourd'hui :
https://www.youtube.com/watch?v=VRmek8kADWA). En gros il donnait une version différente à chaque élève ... allez savoir comment lui jouait ça en concert, assurément pas comme nos pianistes modernes !
Merveilleusement nous avons quelques traces de ces improvisations du 19ème siècle dans certains enregistrements d'anciens pianistes, ou d'élèves des grands maîtres. Mais entre d'Anglebert et ses folles ornementation (un trille ou un mordant toutes les 2 notes, des ports de voix partout etc...) et les maîtres du 19ème siècle, il me paraît absurde de croire que l'époque classique, elle, était une époque stricte et peu ornée : cela ne fait pas sens.
Les grands compositeurs de l'époque classique, Mozart ou Beethoven pour ne citer qu'eux, étaient de réputation d'immenses improvisateurs, caractéristique qui était fortement associée au fait d'être un grand musicien (on organisait régulièrement des concours d'improvisation).
Mozart dit dans une lettre à sa soeur qui a trouvé un passage très vide dans une partition qu'il lui a envoyé que lorsqu'il joue ses concertos il joue "la première chose qui lui passe par la tête" et que donc les partitions sont parfois poreuses, incomplètes, il lui propose ensuite une façon d'ornementer le passage en question !
C'est plutôt de jouer Mozart sans ajouter d'ornementation et sans improviser qui est, selon l'esthétique de l'époque, une bizarrerie voire, si on pousse la logique, l'assurance d'être un piètre musicien (ou du moins un amateur), car un musicien talentueux est évidemment quelqu'un qui va savoir improviser et orner les pièces qu'il joue à l'époque (on ne réfléchit et ne juge plus de la même façon aujourd'hui mais à l'époque c'est une évidence). C'était aussi évident d'orner et de modifier la musique que ça ne l'est aujourd'hui de ne rien toucher et de jouer uniquement ce qui est écrit, on a complètement retourné le rapport à la musique.
Bien sûr dès lors que l'on parle d'orchestre la chose est plus complexe, les musiciens répétaient souvent très peu ...
L'orchestre était sûrement beaucoup plus chaotique que ce que nous avons aujourd'hui (Rousseau fait un bilan épouvantable de l'orchestre de l'opéra de Paris par exemple), et ajouter des ornementations n'est dans ce contexte pas simple. Si un soliste se détache de l'orchestre, dans une pièce concertante, naturellement il devra orner (comme le ferait un chanteur). Dans une symphonie plus classique c'est beaucoup moins évident.
Esthétiquement il serait logique de le faire, et d'ailleurs la reprise est aussi un peu là pour ça (mais il est bon de noter que la reprise n'était pas systématiquement jouée autrefois), dans les faits c'était peut être plus difficile à réaliser.
Cela dit en admettant qu'on ait un orchestre professionnel avec une qualité de jeu aussi sophistiquée que ce qu'on a aujourd'hui et bien on peut se permettre d'orner, c'est dans la logique esthétique de l'époque.
En tout cas oui je dirais que dans l'ensemble de nombreuses recherches ont été faites pour en arriver à ce résultat et que s'il est parfois déroutant lorsque l'on est habitué depuis toujours à des enregistrements calqués sur un enseignement du 20ème siècle, dans leur contexte musicologique cela fait parfaitement sens.
Robert Levin est quelqu'un de passionnant à écouter parler de Mozart si d'aventure vous cherchez des informations sur le continuo ou l'ornementation par exemple !
J'espère que quelqu'un pourra apporter des précisions relatives à Haydn spécifiquement sur les effectifs des orchestres qu'il a connu et le contexte exact.
Donc remarquez que ce que je dis sur les orchestres français correspond environ à la façon dont les symphonies parisiennes étaient interprétées.
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J'ai isolé quelques passages intéressants tirés de la correspondance de Haydn.
Voici une première lettre de Haydn décivrant les nouveaux piano et clavecins anglais comme de parfaits instruments et capables de diriger tout type de performance musicale (pas seulement les voix) :
Ici il nous confirme que Clementi dirigeait encore dans les années 1790' ses symphonies depuis le pianoforte :
La plupart des sources décrivant les concerts de l'époque londonienne de Haydn démontrent qu'il était très courant de diriger depuis le clavier.
Et il ne faut pas oublier que souvent les concerts étaient très variés, avec des alternances entre des mouvements de symphonies, des extraits d'opéras (donc des airs accompagnés parfois par le piano solo, Haydn l'évoque en disant qu'il a accompagné un air de Purcell tout seul au piano), des pièces solo etc... Donc on avait toujours besoin d'avoir un piano ou un clavecin à disposition.
Voici un exemple de programme des concerts de Salomon à Londres :
Comme on peut le constater tout est mélangé.
Et la présence récurrente d'aria parfois avec récitatif indique bien qu'il y a toujours un clavier accompagnateur présent dans l'orchestre : à partir du moment où l'instrument est là on s'en servait.