La création de l'opéra
Der Ferne Klang en 1912 est d'abord couronnée de succès. L'ascension de
Franz Schrecker (1878-1934) d’abord brillante est stoppée par la prise de pouvoir des nazis qui mettent son oeuvre hors la loi en le qualifiant d’artiste dégénéré. Il meurt dans l’indifférence générale en 1934 peu après son éviction du poste de Directeur de la prestigieuse Musikhochschule de Berlin.
Der Ferne Klang est composé entre 1902 et 1911 pendant une période charnière qui voit éclore les oeuvres les plus significatives de Gustav Mahler (symphonies n° 5 à 9, le Chant de la Terre que l’on considère souvent comme un adieu au lied romantique et à la musique tonale),
Erwartung puis en 1908 le deuxième quatuor en fa# mineur de Schönberg, ce dernier signant l’avènement du l’atonalité, Le Château de Barbe Bleu de Bartok, Salomé (1905) et Elektra (1910) de Richard Strauss…L’ancien monde disparaît en même temps que le postromantisme allemand et un nouveau monde proteiforme, fascinant mais inquiétant prend forme.
Le sujet. Grete est abandonnée par son amoureux, le compositeur Fritz. Ce dernier est à la recherche du
Son Lointain, métaphore pour l’oeuvre d’art idéale. Grete, restée seule, est quasiment prostituée par son père pour payer ses dettes de boisson. Dix ans plus tard Grete est devenu l’étoile d’une maison close,
la Casa di Maschere (la maison des masques), situé à proximité de Venise. Fritz reapparaît alors et explique alors à Grete sa quête du son lointain. Quand il réalise ce qu’elle est devenue, il la quitte une deuxième fois. Au troisième acte, cinq ans se sont encore écoulés, on donne une représentation de l’opéra de Fritz:
La harpe, ce dernier fait scandale. Incidemment, Fritz vieilli et malade reconnait Grete dans l’assistance et à son contact entend le son lointain, il réalise que le son pour lequel il avait parcouru le monde, avait toujours été à portée de voix; il est désormais trop tard et il meurt dans ses bras.
Un fort caractère autobiographique donne une partie de son poids à
Der Ferne Klang. La quête du son lointain, de l’oeuvre parfaite de Fritz est proche des aspirations de Schreker, à la recherche de l’oeuvre d’art totale (1a,2). Comme son héros dont l’opéra,
La Harpe, va faire scandale, Schreker va échouer, son dernier opéra
Irrelohe connaitra en effet une chute prompte et retentissante.
La musique. Le debut de l’opéra et certaines sonorités majestueuses des cuivres évoquent Mahler et notamment le debut de la symphonie n°5 en ut # mineur (1b). On entend ensuite le son lointain, des sonorités mystérieuses de célesta et de harpe, pas vraiment un leitmotiv car ces arpèges n’ont pas vraiment une forme, ils créent plutôt une ambiance onirique. Symbolisme, impressionisme, ces mots ont été prononcés et nous renvoient à Debussy (3) . Il est vrai que la scène de Grete dans la forêt et sa pulsion de mort au bord de l’étang rappelle Mélisande au bord de la fontaine. Toutefois, contrairement à Debussy, Schreker ne révolutionne pas la musique, son écriture est essentiellement tonale et peu agressive mais certains passages contiennent des agrégats harmoniques très hardis (acte I scènes 3 et 4, acte III scènes 7, 8 et les chants d’oiseaux de la scène 9). Il y a en outre un côté éclectique dans
Der ferne Klang qui fait cotoyer plusieurs styles musicaux; parfois à la limite du kitsch (3). Au deuxième acte, on entend un orchestre tzigane (rappellant d’ailleurs un épisode du troisième mouvement de la symphonie n° 1 de Mahler), de nombreux échos de valses viennoises qui ne seraient pas déplacés dans
Die Fledermaus. Ce qui fait avant tout l’originalité voire la nouveauté de cette musique c’est sa sonorité conférée par certains alliages d’instruments qui créent una ambiance onirique et sensuelle. Au deuxième acte, trois orchestres sont présents: dans la fosse, sur la scène et en coulisse. La spatialisation du son qui en résulte rappelle la musique de film. L’orchestre qui ne double jamais les voix indique les états d’âmes des personnages qui ne sont pas forcément exprimés par les mots qu’ils prononcent et ceci nous renvoie aussi au cinéma. Ce son spécial formé de la superposition de mélodies et de rythmes complexes différents, dont l’oreille ne peut plus appréhender les composants mais le son dans sa totalité, ce
chant sonore est peut-être une des composantes majeures du style de Schreker. Si l’opéra en entier regorge de beautés,
c’est tout l’acte III, le plus concentré des trois, qui serait à citer et en particulier le magnifique interlude orchestral de la scène 9. A la fin de l’acte III, on entend le son lointain se dissolvant dans le néant tandis que Fritz meurt dans les bras de Grete. Le brutal accord
fortissimo de mi bémol mineur qui termine l’oeuvre n’est autre que la réplique de la conclusion de la symphonie n° 6 de Mahler (4).
(1) 1a. On peut rappeler à ce propos que, selon Mahler, une symphonie devait contenir le monde entier. 1b. Il s’agit du passage chanté par Fritz
und den Meister such’ich (acte I scène I) en ut # mineur également.
(2) Christopher Hailey, Programme
Le Son Lointain, Opéra National du Rhin, 2012.
(3) Mathieu Schneider, Entretien avec Marko Letonja et Stephane Braunsweig, Opéra National du Rhin, 19/10/2012.
(4)
https://haydn.aforumfree.com/t578-gustav-mahler-symphonie-n-6-en-la-mineur-tragique