L'année 1772 est capitale en Europe dans les domaines de la symphonie et de l'opéra. Parmi les données qui suivent, certaines sont tirées de l'ouvrage de Marc Vignal (1).
Durant l'année précédente, Joseph Haydn avait composé sa prodigieuse symphonie n° 44 en mi mineur appelée par la suite Funèbre ainsi que trois autres symphonies de vastes proportions, les n° 42 en ré majeur, n° 43 en mi bémol majeur (Mercure) et la symphonie n° 52 en ut mineur qu'on pourrait appeler Tragique au vu de l'intensité des sentiments qui y sont exprimés. Il s'apprête à écrire au cours de l'année 1772 trois superbes symphonies, la n° 45 en fa# mineur (Adieux) qu'on ne présente plus, la n° 46 en si majeur que l'on joue trop rarement malgré (ou peut-être à cause de) sa tonalité d'exception (5 dièzes à la clé) et surtout son intense originalité et la n° 47 en sol majeur, une de mes préférées parmi les 107, en raison de son sublime andante, et de son extraordinaire premier mouvement que Mozart n'oubliera pas puisqu'en 1784, il empruntera textuellement le thème ouvrant cet allegro et en fera le thème principal de son concerto en fa majeur K 459. Ces symphonies possèdent un son spécial, des couleurs originales et forment un ensemble cohérent.
En 1772, Joseph Haydn entreprend aussi une œuvre capitale : les admirables quatuors du Soleil opus 20, six merveilles dont Haydn n'égalera l'inventivité et la fantaisie que dans son opus 76 composé vingt cinq ans plus tard. Trois parmi ces quatuors, les n° 2, 5 et 6 comportent des finales en forme de fugues. Ces fugues sont à la fois des tours de force de contrepoint et possèdent une vie intense et lumineuse.Parmi les mouvements lents, la palme revient peut-être au sublime Affettuoso e sostenuto en la bémol majeur du quatuor n° 1 en mi bémol qui servira de modèle à Mozart douze ans plus tard pour composer son andante con moto en la bémol également du quatuor en mi bémol K 428 dédié à Haydn. Chez les Mozart on suivait avec attention la production de Joseph Haydn (1). Lors du second voyage en Italie en 1771, Leopold Mozart écrit à son épouse : que Nannerl aille donc chercher les deux trios pour clavier, violon et violoncelle de Joseph Haydn en précisant qu'une des deux partitions porte le nom de Wagenseil (2). Il est donc possible que Mozart ait eu, à ce moment là, la révélation d'un style infiniment plus élaboré et profond que ce qu'il avait l'occasion d'écouter en Italie, malgré la valeur indiscutable des œuvres instrumentales d'un Sammartini ou d'un Boccherini. Ce n'est toutefois qu'en 1773 que Mozart découvre les symphonies Sturm und Drang de Haydn (et celles d'autres auteurs tels Vanhal ou Johann Christian Bach) et les quatuors du Soleil, œuvres qui l'inspirèrent pour la composition de sa symphonie en sol mineur K 173 (1773), sa symphonie en la majeur K 201 (1774) et surtout les 6 quatuors Viennois dont le n°1 en fa et le n° 6 en ré mineur se terminent par une fugue, à l'imitation des quatuors du Soleil de Haydn..
En attendant, de retour à Salzbourg après son deuxième voyage en Italie, Mozart signe entre mai et août 1772, quatre œuvres magistrales, les symphonies n° 18 en fa majeur K 130, n° 19 en mi bémol K 132, n° 20 en ré majeur K 133, et n° 21 en la majeur, K 134 respectivement, toutes les quatre en quatre mouvements, à la Viennoise, première poussée de fièvre créatrice dans le domaine symphonique. L'analyse de la symphonie K 133 a montré en quoi cette œuvre tranche avec la production symphonique antérieure de Mozart et que l'influence de Joseph Haydn y est manifeste (2). Toutefois dans cette symphonie, Mozart prend pour modèle des symphonies antérieures à celles de 1771 et 1772 comme par exemple la symphonie n° 41 en do majeur (1769) tant il est évident que le finale de la symphonie n° 20 est une réplique très réussie de la tarentelle qui termine la symphonie n° 41 de son ainé. Il s'agit, en tout état de cause, d'une œuvre aboutie, personnelle, alliant la nouveauté de l'orchestration, la beauté de l'inspiration mélodique, le soin apporté à l'élaboration thématiqu et l'unité. A partir de cette date on peut dire que Mozart a cessé d'être le phénomène que l'on exhibe ici ou là, mais un jeune compositeur autonome de 16 ans possédant suffisamment son métier pour pouvoir convertir les idées qui bouillonnent en lui en œuvres pleinement convaincantes.
L'année 1772 est aussi importante dans le domaine de l'opera seria. En début d'année, Tommaso Traetta met la dernière main à une œuvre capitale Antigona sur un livret de Marco Coltellini qui sera créée à Saint Petersbourg. C'est sans doute l'œuvre la plus marquante de ce compositeur parmi les trop rares que l'on connait de lui : Hippolyte et Aricie, Ifigenia in Tauride, Sofonisba. La création en 2005 d'Antigona par Christophe Rousset et les Talens Lyriques fit l'effet d'une bombe car on découvrait un opéra italien contenant des choeurs spectaculaires, beaucoup d'ensembles, proche de la tragédie lyrique à la Rameau ou encore de l'Orfeo e Euridice résultant de la réforme menée conjointement par Gluck et Calzabigi et se démarquant totalement de l'opera seria contemporain qui rappellons-le, consiste en une suite d'airs entrecoupés de récitatifs secs . En fin d'année 1772, Johann Christian Bach produit à Mannheim son Temistocle, œuvre d'une prodigieuse inventivité, d'une beauté mélodique à couper le souffle. Il est évidemment impossible que Joseph Haydn ait pu voir ces merveilles, mais il en entendit certainement parler et peut-être des copies atteignirent Eszterhàza. En tous cas Antigona et Temistocle ne furent jamais représentés à Eszterhàza peut-être en raison de leur orchestration pléthorique, la partition de Temistocle comportant trois clarinettes d'amour et celle d'Antigona faisant intervenir un double choeur! Toutefois de par ses fonctions de Maître de Chapelle au service du Prince Nicolas le Magnifique, Haydn sera de plus en plus impliqué dans la vie opératique du château et sera à amené à diriger de plus en plus d'opéras italiens. C'est ainsi que fin 1772, il met en chantier une œuvre importante le dramma giocoso L'Infedelta delusa, livret de Marco Coltellini, représentée le 26 juillet 1773, 5ème opéra italien enregistré dans l'EK et certainement son œuvre la plus aboutie à cette date dans ce genre musical. Avec Le Pescatrici, Haydn avait déjà élargie les cadres dans cette œuvre ambitieuse, mais le fait qu'elle nous soit parvenue amputée d'un tiers obère fortement notre appréciation, tandis que l'Infedelta delusa, apparaît comme une œuvre forte, concentrée avec des personnages vigoureusement caractérisés, notamment celui tout à fait irrésistible de Despina, ancêtre du personnage homonyme de Cosi fan Tutte (1789-90) (1).
Mozart n'avait pas plus de raisons que Haydn de connaître Temistocle ou Antigona mais était toutefois passablement au courant des courants artistiques sévissant en Italie du fait de ses deux voyages précedents dans ce pays en 1770 et 1771.. En octobre 1772, il reçoit la commande d'un opéra Lucio Silla et s'attelle à cette tâche qui aboutira à la création de l'opéra seria à Milan le 25 décembre 1772.
Avec Lucio Silla, Mozart n'est pas libre de ses choix artistiques car il se trouve aux prises avec une double difficulté : d'une part un livret plutôt conventionnel de Giovanni de Gamerra, dans la ligne de ceux de Metastase et d'autre part des interprètes à satisfaire au mieux, notamment le fameux castrat Rauzzini et la grande cantatrice Anna de Amicis. Pour ces raisons, l'opéra comporte beaucoup d'airs d'une extrême virtuosité dans lesquels le souci de mettre en valeur les chanteuses et chanteurs étouffe en partie les sentiments ou l'émotion. C'est évident dans les airs avec semi da capo très conventionnels. Par contre dès que Mozart a le champs libre, il peut manifester pleinement son tempérament dramatique, c'est particulièrement vrai dans l'acte I avec l'air magnifique de Giunia (3), Della sponda tenebrosa, dans les scènes fulgurantes des tombeaux Morte, morte fatal, dans l'acte II avec le véhément accompagnato de Cecilio A che t'arresti...ainsi que l'air qui suit ou encore à l'acte III avec un air en ut mineur de Giunia d'une intensité exceptionnelle, Fra i pensier piu funesti.... En dépit de cela, Lucio Silla dans son ensemble ne peut rivaliser avec Temistocle du Bach de Londres, supérieur en charme mélodique, en audace harmonique et en puissance dramatique, chef d'oeuvre d'un musicien au sommet de son art, ni avec Antigona, cette imressionnante tragédie de Tommaso Traetta qui à vrai dire n'est plus vraiment un opéra seria. Toutefois, Lucio Silla fait bonne figure au milieu des opéras seria contemporains, notamment ceux de Nicola Piccinni (Didone abbandonata), Jommelli (Armida abbandonata) ou le surprenant Motezuma de Josef Myslivecek.
Wolfgang Mozart a donc parfaitement honoré ses contrats au moment de son départ de Milan pour Salzbourg, Lucio Silla fait une carrière plus qu'honorable avec près de 20 représentations pourtant les portes de l'Italie se fermeront à jamais pour lui au grand dam de Leopold qui rêvait d'une position stable de son fils dans une des possessions Habsbourgeoises en Italie. La concurrence est rude dans la Péninsule et les absents ont toujours tort.
L'année 1772 est donc très importante chez Joseph Haydn et à un degré moindre chez Wolfgang Mozart. En 1773, Haydn va consolider les acquis de la période précédente mais les oeuvres de cette année (symphonie n° 64 en la majeur ou n° 51 en si bémol majeur) seront dans l'ensemble plus policées, moins féroces, les gestes dramatiques moins amples, on s'achemine lentement vers un style plus mélodieux, accordant au chant une place plus grande, style qui culminera avec les opéras L'Incontro improviso (1775) et Il Mondo della Luna (1776).
(1) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.
(2) Marc Vignal, Haydn et Mozart, Fayard/Mirare, 2001.
(3) Giunia dans Lucio Silla est avec Aspasia, héroïne de Mitridate, un des grands personnages féminins de la jeunesse de Mozart. Un disque évoque la cantatrice Anna de Amicis qui chanta ce rôle et c'est l'excellente soprano Teodora Gheorghiu qui incarne ce rôle.