Temistocle, opera seria en trois actes, fut composé par
Johann Christian Bach en 1772 suite à une commande de l’électeur du Palatinat Charles-Théodore. La musique s’appuie sur un livret de Mattia Verazi, rédigé à partir d’un texte de Metastase. L’opéra fut représenté à Mannheim le 4 novembre de l’année 1772 avec un grand succès, il y eut plusieurs représentations et des reprises qui se poursuivirent au cours de l’année 1773. Concernant les circonstances historiques de la composition de ce chef-d’oeuvre, les conditions de sa création, le livret, les interprètes, l’orchestre de Mannheim…., on peut consulter un dossier très complet publié récemment (1,2).
Synopsis. Temistocle, célèbre héros grec, victime d’ostracisme, n’étant plus
persona grata à Athènes, s’exile en Perse avec son fils Neocle en gardant l’anonymat. Sa fille Aspasia enlevée par des pirates a été vendue à la princesse Rossane. Cette dernière est amoureuse de Serse, roi de Perse. Rossane voit d’un mauvais oeil l’intérêt grandissant de Serse pour la belle grecque. Sébaste, général perse, qui désire Rossane et veut détroner Serse, intrigue de son côté. Entre temps, Lisimaco, un général grec, dont Aspasia est amoureuse, est envoyé par Athènes pour avertir Serse que Temistocle est en Perse. Ce dernier devance Lisimaco en révélant son identité à Serse. Enthousismé par cette révélation, Serse accorde son hospitalité et même son amitié à Temistocle. Serse espère ainsi conquérir les bonnes grâces d’Aspasia, il rêve aussi de mettre Temistocle à la tête de ses armées. Serse décide alors d’épouser Aspasia et Rossanne furieuse s’allie à Sébaste. Avec l’aide de mercenaires égyptiens, les deux complices tentent sans succès de déposer Serse. Quand Temistocle apprend qu’il lui faudra combattre contre sa patrie, il refuse et Serse l’envoie méditer au cachot. Face à une situation inextricable, Temistocle décide de se suicider, il mourra ainsi en accord avec son idéal. Serse impressionné par tant de grandeur d’âme fait preuve de clémence, il réunit Aspasia et Lisimaco, pardonne à Sebaste de l’avoir trahi et finit par épouser Rossanne (3).
Le livret de Verazi est très riche de situations dramatiques. Les conflits intérieurs de Neocle, Aspasia et surtout Temistocle sont aussi générateurs de moments particulièrement tendus.
Le style. Temistocle est une oeuvre particulièrement riche en nouveautés. C’est au départ un opéra seria traditionnel avec la suite classique d’airs de type
da capo ou plutôt
dal segno (2) entrecoupés de récitatifs secs. Ces airs sont souvent formatés suivant les codes de l’opéra seria, on y entend plusieurs
aria di furore et d’
aria di paragone, ces derniers étant particulièrement nombreux (4). Pourtant à la fin de l’acte II tout change et la succession d’airs se conclut avec un finale généreux comportant au moins sept sections, à la manière des
dramma giocoso de la décennie suivante. Même chose avec le troisième acte qui se termine par un vaste second finale. Autre grande nouveauté: un orchestre pléthorique comportant en plus des instruments en usage à cette époque, trois clarinettes d’amour (2). C’est l’orchestre de Mannheim qui faisaitt l’admiration de Wolfgang Mozart et accueillait les meilleurs instrumentistes de l’époque. Ainsi Bach participe à sa manière à une évolution de l’opera seria que Tommaso Traetta, en incorporant choeurs puissants et ensembles nombreux, mènera de manière bien plus radicale dans sa magnifique
Antigona (1772) contemporaine. Toutefois le langage harmonique et mélodique de Bach est bien plus “moderne” que celui de Traetta, réticent à se dépouiller de ses habits baroques. La musique de Bach donne une impression de hardiesse, de plénitude et de richesse que l’on trouve rarement poussée à ce point dans l’opéra seria contemporain. La comparaison avec le
Lucio Silla (1773) de W. Mozart est édifiante et montre, à mon humble avis, la supériorité du Bach de Londres sur le salzbourgeois à ce stade de sa carrière. Si dans
Lucio Silla, on trouve quelques morceaux d’anthologie: la fin du premier acte fulgurante, le récitatif et l’air de Gunia (première héroïne mozartienne) au troisième acte (6), l’oeuvre est inégale et on n’y perçoit jamais le souffle dramatique d’envergure qui parcourt toute la partition de Temistocle. S’il fallait absolument comparer ce dernier avec un autre opéra, ce serait plutôt avec
Idomeneo tant, à mon humble avis, l’opéra seria de Bach débouche sans hiatus sur le chef-d’oeuvre du salzbourgeois. Ajoutons en plus la densité de l’écriture du Bach de Londres, volontiers polyphonique, trait rappelant que Bach reste, malgré son immersion italienne de près de six ans et son mariage avec une chanteuse italienne, un compositeur fondamentalement germanique et le digne fils de son père.
Les sommets. La musique de Temistocle est tellement riche, qu’il faudrait presque tout citer.
Acte I
Sinfonia, de structure classique vif, lent,vif. On notera le magnifique élan symphonique du debut et les clarinettes d’amour de l’andante.
Temistocle, ténor, “
Fosca nubo il sol ricopra…”(Qu’une nuée sombre recouvre le sol…”. Air très brillant remarquable par les nombreuses appogiatures de l’accompagnement (5) et les vocalises napolitaines du chant. Les clarinettes sont très actives bien avant La Clémence de Titus de Mozart.
Aspasia, soprano, “
Chi mai d’iniqua stella…”Arioso dans le mode mineur d’un sentiment désespéré. Il n’y a pas de vocalises ni de virtuosité dans ce lamento tragique. L’orchestration est très riche avec des flûtes et des bassons très expressifs.
Temistocle, remarquable récitatif accompagné suivi par un air magnifique “
Non m’alletta quel riso…”avec de brillantissimes solos de hautbois et de basson, dignes d’une symphonie concertante, rivalisant avec les périlleuses vocalises du ténor. On pense à “
Fuor del mar…” d’Idomeneo.
Acte II
S’élève encore d’un cran par rapport au précédent.
Serse, basse, “
Nel terreno nel concavo seno…”Magnifique aria di paragone, d’une violence incroyable. Serse menace: sa colère est comparable à une petite flamme qui pourrait grandir et devenir un incendie ravageur répandant le deuil, l’épouvante et la terreur si Rossanne avec sa jalousie souffle dessus. Les imprécations de Serse sont vigoureusement scandées par les cors.
Rossanne, soprano, après un magnifique récitatif accompagné, aria “
Ora a’danni d’un ingrato…”. Cet aria comporte un accompagnement de hautbois très brillant et se distingue par ses colorature agiles. C’est un des sommets de l’opéra.
Le finale de l’acte II est admirable de bout en bout et les mots sont impuissants pour le décrire, il débute avec un duetto Aspasia-Lisimaco “
Se un regno è picciol vanto…” d’une intense émotion avec un thème initial magnifique et une partie centrale encore plus intense et passionnée. On remarque aussi le rôle important des cors. Le duetto se termine de façon véhémente et agitée.
Temistocle, réconcilié avec lui-même, est maintenant fier de mourir et l’exprime dans l’air émouvant “
Serbero fra’ceppi ancora…”. Le magnifique quatuor final très passionné se prolonge avec un air extraordinaire d’Aspasia “
l’altera m’insulta” entrecoupé par un “choeur” d’instruments à vents (avec clarinettes) terminant de manière sublime cet acte. On pense aux scènes les plus élevées de Cosi fan Tutte ou de La Flûte Enchantée.
Acte III
Lisimaco, mezzo soprano, “
A quei sensi di gloria…” Magnifique air avec un prodigieux accompagnement des violons totalement indépendant du chant et des vocalises superbes.
Temistocle,
Ah frenate il pianto imbelle. Air spectaculaire dans le mode mineur très
Sturm und Drang et très court.
Aspasia, soprano, après un récitatif accompagné très véhément, interprète ensuite l’air “
Ah si resti…”. Ce dernier est accompagné de clarinettes d’amour intervenant de façon canonique et donnant à cet air une sonorité très originale et probablement sans précédent. La fille de Temistocle se demande si elle va repousser ou retenir son amant et, dans la partie centrale de l’air plus lente et plus suave, prie les dieux d’adoucir son tourment et de l’aider…
Le finale de l’acte III égale en beauté le précédent. Après un récitatif accompagné simplement de cordes très expressif de Temistocle, ce dernier chante un air sublime “
Ma di Serse in petto…”, il prend congé de tous les siens avant d’approcher la coupe de poison à sa bouche.
Contrairement à beaucoup d’opéras seria de l’époque qui se terminent par un choeur banal (Cf Mitridate de Wolfgang Mozart), la scène finale est digne de ce qui précède avec un choeur final polyphonique qui ne déparerait pas un oratorio.
(1)
http://odb-opera.com/modules.php?name=Forums&file=viewtopic&t=2024&start=0&postdays=0&postorder=asc&highlight=(2)
http://www.odb-opera.com/modules.php?name=Content&pa=showpage&pid=68&page=4(3) livret consultable dans le forum odb-opera:
http://www.odb-opera.com/modules.php?name=News&file=article&sid=1896(4) Aria di paragone: très en vogue dans l’opera seria, basé sur une comparaison ou une métaphore. Par exemple, dans une situation très confuse et troublée, le protagoniste se compare au passager d’un navire dans une mer déchainée.
(5) Appogiatures:
http://www.musicologie.org/sites/l.html(6) Isabelle Moindrot, L’Avant Scène Opéra n° 42, Lucio Silla, pp 23-86, 1991.